Samuel Schellenberg

«Un regard spécifique – L’art au quotidien»

Petra Köhle et Nicolas Vermot-Petit-Outhenin en conversation avec Samuel Schellenberg

 

Depuis les années 2000, le responsable de la rubrique culturelle du journal Le Courrier parcourt le monde de l’art, s’en nourrit et pose sur lui un regard lucide, critique et toujours bienveillant. Ancré dans la scène artistique contemporaine, il rédige ses articles dans un langage qui s’adresse aussi bien aux spécialistes qu’au grand public. Contextualisant l’art pour en développer les thématiques actuelles, il pose le doigt sur les questions les plus pertinentes. Rencontre à Turin, une ville qui lui ressemble étrangement : l’art qui imprègne la cité exprime avec discrétion les choses les plus essentielles.

 

NV En tant que journaliste et critique d’art au sein du quotidien genevois Le Courrier, tu as mené de nombreuses interviews. Quel effet cela fait-il de se retrouver de l’autre côté ?

Cela me terrifie (rires) ! Je suis certainement plus à l’aise à l’écrit qu’à l’oral, alors forcément, j’appréhende. À l’écrit, on revient au texte, on reformule, on essaie de suivre une idée et de garder son lecteur. À l’oral, c’est différent : il est plus difficile de construire un discours qui réfléchisse sur la longueur.

PK Durant les interviews que tu mènes, la personne en face de toi est forcément aussi un peu terrifiée.

Je m’en rends compte maintenant, oui.

NV Comment commences-tu normalement une interview ?

Avec une question simple qui mette à l’aise mon interlocuteur-trice, une question qui, à la transcription, ne sera pas forcément celle qui lance l’échange. Il s’agit aussi d’éviter les interrogations auxquelles l’inter­viewé-e a déjà répondu mille fois, ou pire encore, celles qui sous-entendraient qu’on ne connaît pas suffi-samment son travail.

NV Nous allons donc essayer de nous mettre à l’aise. Nous nous trouvons à Turin aujourd’hui : qu’est-ce qui te lie à cette ville ?

Elle a une grande importance pour moi et ceci depuis 2001. J’y retourne régulièrement, c’est la ville d’origine de mon épouse. J’ai découvert Turin juste après m’être lancé dans le journalisme et j’ai en partie aiguisé ma plume en contact avec les propositions d’art contemporain qu’on trouve ici. L’arte povera, qui a connu ses débuts essen­tiellement à Turin dans les années 1960, y est encore très présent et correspond bien à la mentalité locale, avec une beauté formelle somme toute peu ostentatoire, toute en discrétion mais souvent bouleversante, ça me parle. Et puis, j’aime cette ancienne capitale où les ambiances changent drastiquement au fil des saisons, entre le brouillard hivernal et les chaudes soirées estivales, le long du Pô ou sous les interminables portici, lorsqu’il pleut.

PK Dans un email, tu as mentionné ta première rencontre avec l’art contemporain lors d’une marche avec la famille d’un copain de classe…

Oui, effectivement, j’avais 14 ans. Nous avions entrepris une longue randonnée qui devait nous emmener du Léman jusqu’à Nice, à travers les Alpes – nous sommes arrivés jusqu’à mi-chemin, vers Briançon. Durant cette marche, le père de l’ami nous a parlé de Joseph Beuys et de la légende autour de son crash aérien en Crimée, auquel il aurait survécu après avoir été enduit de graisse et roulé dans le feutre par les Tatars. Je ne prétends pas que cette anecdote ait changé ma vie, mais c’est, me semble-t-il, mon souvenir le plus ancien en ce qui concerne l’art contemporain.

PK Ce qui nous a plu dans cette histoire, c’est que ce n’était pas une rencontre avec l’oeuvre en elle-même, mais avec une histoire ou une narration autour de l’oeuvre. D’une certaine manière, tu en as fait ta profession.

Il me paraît impossible de parler de l’art sans en raconter les histoires, les à-côtés, qui sont autant de manières de le rendre tangible, au-delà de la description précise et concrète d’un travail. Je me souviens d’une autre anecdote, un an plus tard, lors du vernissage de l’expo­sition Cent pour Jean au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, avec des tableaux d’Alfred Hofkunst « provoqués par Jean Tinguely » – des compressions végétales produites au rouleau compresseur sur de grandes feuilles. Impossible d’oublier Tinguely, dans son traditionnel bleu de travail, qui n’arrêtait pas de faire des blagues, au milieu d’une foule plutôt guindée. Plus tard, j’ai fait mon mémoire de licence en histoire de l’art sur le hasard dans les « tableaux pièges » de Daniel Spoerri, qui faisait partie des Nouveaux réalistes, comme Tinguely. En y repensant aujourd’hui, je réalise que le hasard était bien entendu également présent dans les compressions de Hofkunst.

NV Après tes études, tu as d’abord travaillé comme directeur de musée à Buenos Aires.

C’était dans la maison-musée de l’artiste Magda Frank, d’origine hongroise, et il faut mettre beaucoup de guillemets autour du terme de directeur – je n’ai pas vraiment dirigé quoi que ce soit ! Sachant que j’avais fait des études d’histoire de l’art, la sculptrice – une amie de ma mère, qui venait d’Argentine, à qui Magda avait enseigné dessin et peinture à Buenos Aires une cinquan­taine d’années plus tôt – m’avait demandé de m’occuper du lieu, mais je pense qu’elle avait surtout besoin d’une personne pour l’accompagner dans son âge avancé. Tout ce que j’essayais de faire au niveau curatorial était voué à l’échec, parce qu’en définitive elle ne voulait ni public, ni modification de ses propres mises en espace. Je n’avais quasiment aucune marge de manoeuvre : si une petite table pouvait contenir trente statuettes, elle ne voyait pas l’intérêt d’en montrer moins, comme je le proposais, histoire de les mettre en valeur. Avec le recul, je me dis qu’elle avait sans doute raison, que son musée était très bien comme ça. En toute amitié, elle me trouvait très cabeza dura, comme elle me le disait souvent, et moi idem. Magda était une personne incroyable. Durant sa longue carrière, elle a fait beaucoup d’énormes sculp­tures, notamment pour l’espace public, en France par exemple. Et à Buenos Aires, avec une vie spartiate, elle continuait à tailler dans son arrière-cour, en parti-culier une portion de tronc de palo santo plus haut qu’elle, dont je n’oublierai jamais le parfum les jours de pluie. À regret, j’ai décidé de revenir en Suisse en fin d’année.

NV Comment es-tu devenu journaliste ?

À Buenos Aires, je me suis passionné pour les élections présidentielles qui se préparaient – il s’agissait de remplacer le très néolibéral et corrompu Carlos Menem au terme de ses deux mandats. Je lisais chaque jour le Clarin et Pagina 12 et suivais attentivement l’évolution toute en palimpsestes des campagnes d’affichage sauvages. Lecteur de médias dès l’adolescence, je me suis dit que j’adorerais pouvoir couvrir ces élections pour la presse suisse. De retour en Europe, après six mois de remplacements dans le secondaire, j’ai rédigé à blanc les articles que j’aurais voulu écrire sur ce scrutin, et c’est avec eux que je suis allé me présenter dans plusieurs médias. J’ai décroché un stage de trois mois au Courrier, durant lequel j’ai convaincu la rédaction en chef de m’envoyer couvrir le premier Forum social mondial à Porto Alegre, en partie à mes frais. Et ensuite, j’ai pu effectuer les deux ans de stage officiels (nécessaires pour pouvoir être inscrit au Registre professionnel, ndlr) au sein de la petite équipe du magazine de la section suisse d’Amnesty International, avec la journaliste Catherine Morand, en suivant les cours du Centre de formation des journalistes. Pour l’anecdote, à la fin du stage, je suis retourné un mois à Buenos Aires, cette fois pour y écrire de vrais articles sur les présidentielles suivantes, destinés à divers médias romands – la boucle était bouclée.

NV Savais-tu depuis le début que tu voulais écrire pour la culture, ou hésitais-tu avec un autre domaine ?

Cela se jouait entre la culture, si possible les arts visuels, et la rubrique internationale – mes autres branches, à l’université de Lausanne, avaient été histoire et anglais. Après mon stage à Amnesty International, j’ai d’abord fait six mois de freelance – et du service civil dans une radio associative genevoise – avant qu’une place ne se libère au sein de la rubrique culturelle du Courrier. Cela m’a permis de passer d’une passion à l’autre.

NV Lors de notre première rencontre, tu nous as parlé de l’importance du travail en équipe avec tes collègues de la rédaction. Quel rôle la collaboration joue-t-elle dans ton travail ?

Dans la rubrique culturelle, nous discutons toujours nos sujets d’articles en amont, après avoir passé en revue les papiers et dossiers publiés les jours précédents, sur lesquels nous portons un regard critique. Lors de mes débuts au Courrier, je redoutais les commentaires de mes collègues, aujourd’hui, ça va mieux… Un autre aspect important est le partage horizontal du travail, avec un tournus pour le montage des pages, l’écriture des gros dossiers – Le Courrier déroule volontiers ses sujets sur plusieurs pages – ou les grands portraits du week-end, au gré de nos domaines.

PK On a l’impression que vous formez une excellente équipe. Qu’est-ce que ce prix signifie pour votre travail ?

C’est une chance inouïe de le recevoir. Davantage qu’une personne, il récompense une pratique, une manière de procéder et d’aborder des sujets, de s’en emparer, de les suivre sur le long terme et de les traiter – chacun-e de mes collègues de rubrique mériterait de recevoir un tel prix dans son domaine respectif. Pour nous, la culture n’est pas juste un produit à présenter avec de belles photos. On essaie d’avoir le plus de recul possible et de développer un avis pertinent. On ne se contente pas de faire des présentations en amont : il s’agit plutôt d’aller voir sur place, d’écouter, de visionner avant d’écrire, et cela de la manière la plus judicieuse possible. Et nous continuons de croire à la critique, dans chacun de nos domaines, alors qu’elle disparaît ailleurs.

NV En effet, ces dernières années, le paysage médiatique en Suisse a connu des changements majeurs. Beaucoup de journaux n’ont pas survécu, d’autres se sont fait racheter par de grands groupes comme Tamedia ou Ringier Axel Springer. Comment faites-vous pour résister ?

Il y a dix ans, s’il avait fallu parier sur la disparation d’un journal en Suisse romande, tout le monde aurait tablé sur celle du Courrier. Mais contrairement aux autres titres, ce journal a toujours eu des problèmes financiers et en définitive, il est mieux préparé aux coups durs. Le gros de notre budget vient des abonnements, pour lesquels il faut se battre à chaque échéance mais qui offrent aussi une grande stabilité. Tout le contraire de la publicité, très fluctuante et volatile, qui ne correspond qu’à 15–20 % du budget du Courrier, contre 70–100 % chez nos confrères. En plus, nous avons surtout des réclames culturelles et des annonces d’emploi. En matière d’indépendance et d’esthétique des pages, c’est idéal. Et puis, Le Courrier est le seul quotidien de Suisse romande à ne dépendre d’aucun groupe de presse. Notre éditeur est la NAC, la Nouvelle association du Courrier, dans le comité de laquelle je siège en tant que représentant de la rédaction. C’est une force énorme de ne pas dépendre d’une entité qui exige du rendement ou fait pression sur notre ligne éditoriale. On exerce quand même un métier un peu à part, pour lequel on a envie de bien faire les choses et de ne pas penser seulement en termes de dividendes.

NV L’arrivée d’internet ne vous a-t-elle pas trop bousculés ?

Le renforcement du web au Courrier, ces dernières années, n’a pas eu beaucoup d’influence sur le position­nement du journal. Mais il est clair que l’amplification de notre présence sur internet et la diffusion des articles via les réseaux sociaux a énormément augmenté la visibilité du journal. Un autre grand changement est le paywall sur notre site web depuis janvier 2018 et la mise en place d’une nouvelle plateforme, pratiquement tous nos articles sont en accès payant, car l’info à un prix. Personnellement, je suis content de pouvoir diffuser mes articles en ligne, mais je reste très attaché au format papier, au plaisir d’une belle mise en page.

PK Cette présence sur internet a-t-elle changé ta manière d’écrire ?

Ce n’est pas internet qui a changé la manière d’écrire, c’est l’ordinateur. J’aurais beaucoup de peine à écrire un texte définitif avec une machine à écrire et j’admire pour cela mes collègues d’il y a 40 ans. J’ai rédigé mes tout premiers essays en littérature anglaise avec une Brother électrique car je n’avais pas encore acheté d’ordinateur, et elle avait heureusement une fonction delete efficace. Pour ma part, je peux travailler et retravailler un article jusqu’au moment de le rendre.

NV Un quotidien doit être livré tous les soirs à l’imprimerie. Comment gères-tu cette échéance ?

Comme la plupart des journalistes, j’ai besoin de stress pour être efficace, mais trop de pression me bloque, alors j’essaie de ne pas rendre mes articles trop tard. Ce qui arrange les collègues qui reliront et mettront en page, puis les autres qui enverront le journal à l’imprimeur – le plus tôt la culture peut rendre ses pages, le mieux c’est, car en fin de soirée, ça bouchonne. Il y a aussi des formats avec des temporalités diffé­rentes. Pour Le Mag du weekend, on peut développer un sujet sur plusieurs jours, voire des semaines ou même des mois, en y revenant ponctuellement, pour des enquêtes ou reportages approfondis. En semaine, par contre, on écrit souvent pour le lendemain, avec une autre forme de concentration. J’aime cette variété.

NV Lis-tu Le Courrieren entier tous les jours ?

Oui, pratiquement. Comme j’habite à Lausanne, je le lis tranquillement dans le train pour Genève, le matin. Je l’exhibe fièrement, pour lui faire de la publicité : c’est souvent l’exception grand format dans une mare de tabloïds gratuits et de petits écrans.

NV Le Courriera fêté ses 150 ans l’année passée. Pour cette occasion, vous avez édité un livre-magazine intitulé IRRÉDUCTIBLE ! 150 ans d’info à contre-courant. Pourrais-tu nous parler de ce passé mouvementé ?

Le journal a toujours été à contre-courant, d’abord parce qu’il était la voix catholique dans la Mecque du calvi­nisme ; puis parce qu’il a adopté une ligne humaniste et marquée à gauche, au fur et à mesure qu’il s’est affranchi de l’Église – un divorce initié dans les années 1970 et devenu définitif vingt ans plus tard. Depuis mes débuts au journal, le fonctionnement interne s’est passablement modifié : nous avons décidé de nous doter d’une codirection en chef, à laquelle j’ai participé pendant deux ans, au sein d’un trio. Ce change­ment de paradigme a beaucoup apporté en termes d’horizontalité et de motivation. Cela nous pousse à donner le meilleur de nous-mêmes, et je crois que Le Courrier n’a jamais été aussi bon qu’aujourd’hui.

PK Tes articles se basent toujours sur une recherche soigneuse et précise. Nous n’avons pas lu un seul article pour lequel tu n’aurais pas parlé aux personnes impliquées ou fait le voyage pour te rendre sur place.

Il me semble important d’aller voir l’art là où il se passe.

PK Cette façon de travailler demande un engagement énorme. Qu’est-ce qui te pousse à procéder de la sorte ?

L’art contemporain m’est devenu totalement indispen­sable. Nombreuses sont les expositions dont je ressors bousculé. Même après quinze ans de travail au Courrier, je suis toujours aussi motivé pour aller me confronter aux propositions des artistes – l’art contemporain me nourrit par ses interrogations, ses contradictions, ses bouleversements.

PK Et tu ne te contentes pas d’informer, tu te formes un avis.

C’est vrai, mais je pense aussi qu’il est indispensable pour un quotidien comme Le Courrier de ne pas seule­ment donner un avis, mais aussi de tendre le micro aux artistes. C’est capital que leur analyse soit visible, se retrouve au coeur d’un papier qui parle de leurs oeuvres. Plus généralement, c’est aussi important de les écouter sur des thématiques qui vont au-delà de leurs pratiques, pour rendre transparent le système de l’art contemporain, parler des conditions de travail réelles, etc.

PK Tu as plusieurs fois abordé la question de la rémunération des artistes, notamment.

C’est une thématique passionnante, un enjeu capital, notamment impulsé par le mouvement W.A.G.E. (Working Artists and the Greater Economy) basé à New York. Grâce à la mobilisation des artistes, le sujet s’est assez rapidement fait une place de choix dans le débat helvétique. Nous avons mené une enquête auprès des institutions, pour savoir si elles paient leurs artistes et – preuve que les choses évoluent – aucune n’a osé assumer publiquement la position classique consistant à parler d’un échange gagnant-gagnant, dans lequel le musée mettrait à disposition un espace et des compé­tences alors que l’artiste exposerait gratuitement. Je suis clairement favorable à un changement de para­digme, qui me semble absolument logique.

NV Il se passe actuellement énormément de choses dans l’art contemporain. De plus en plus de petits espaces ouvrent, pour fermer peu après. La scène s’est diversifiée de manière frappante. Comment t’y prends-tu pour choisir ce que tu vas couvrir ou pas ?

Dans tous les domaines culturels, le choix est en effet pléthorique et augmente constamment. Quoi qu’il en soit, nous couvrons en général les grandes institutions publiques de l’arc lémanique. Pour le reste, je fais en fonction de la place et du temps, mais aussi de la pertinence des propositions, après avoir vu plus d’accro­chages que je ne pourrai en couvrir. Au-delà des critiques d’expositions, j’essaie de cerner des sujets thématiques ou transversaux, par exemple pour raconter le phénomène en nette augmentation des artist-run spaces ; saisir en quoi, cette dernière décennie, l’École cantonale d’art de Lausanne a fortement modifié le rapport à la culture contemporaine d’une ville comme Renens ; évaluer à quel point le public doit investir du temps face à l’art, pour comprendre les oeuvres voire par­ticiper à leur réalisation ; constater la place d’éléments aussi disparates que la science, les odeurs, les animaux ou les cartes géographiques dans la création d’au­jourd’hui ; expliciter en quoi les propositions post-1960 sont souvent nettement plus compliquées à restaurer qu’une toile du XVIe siècle ; ou se plonger en reportage dans la scène artistique de métropoles comme Le Caire, Istanbul ou Rome.

NV Ces dernières années, tu as rencontré une multitude de personnes dans le milieu de la culture. Y a-t-il encore du monde à découvrir en Suisse romande ?

C’est en effet formidable de pouvoir converser avec autant d’artistes. Le milieu se renouvelle beaucoup, il y a donc toujours de nouvelles personnes qui intègrent la scène et lui insufflent des aspects inédits et passion­nants. Par définition, les artistes font évoluer leurs pratiques, il est crucial de les revoir, de se confronter à leurs nouveaux travaux. Et au-delà des personnes, il est également important de revenir sur certains sujets – c’est tout l’avantage de suivre une scène sur le long terme. Prenez la médiation dans les musées, en trans­formation constante et sur laquelle je me penche régulièrement, au fil d’évolutions humaines ou tech­niques qui font parfois un flop – je me souviens, il y a dix ans, lorsque de nombreux musées pensaient qu’il était indispensable d’avoir une succursale virtuelle sur Second Life. Je m’étais créé un avatar pour m’y rendre en exploration-reportage, dans l’optique d’un papier aujourd’hui totalement périmé. Sur la thématique des directrices de musées en Suisse, traitée en 2005 et en 2018, l’évolution observée était par contre réjouissante : alors qu’à l’époque les femmes ne dirigeaient en général que des Kunsthalle, elles sont désormais à la tête de plusieurs grands musées suisses. C’est en soulignant ces changements qu’on peut rendre compte de l’époque dans laquelle nous vivons.

PK De toutes les personnes que tu as rencontrées et sur lesquelles tu as écrit, plus de la moitié sont des femmes. C’est rare dans le domaine de l’art.

Pour moi cela n’a rien d’artificiel. Je n’ai jamais parlé d’une femme parce que c’est une femme, mais avant tout parce que sa démarche m’intéresse. Ceci dit, nous connaissons toutes et tous les inégalités du milieu de l’art, il est donc essentiel que les médias soient très attentifs à ces questions.

PK Une rencontre qui t’a spécialement marqué ?

Il y en a plein ! J’ai de la peine à en mettre une en avant, les discussions qui m’ont laissé indifférent se comptent sur les doigts d’une seule main grand maximum – j’espère, en retour, n’avoir ennuyé personne avec mes questions ! Évidemment, les rencontres avec des artistes qui ont déjà une certaine expérience sont toujours spéciales, comme celle avec le pionnier du postcolonialisme et de l’art minimal géométrique Rasheed Araeen, ou avec l’artiste étasunienne Faith Wilding, qui a marqué les années 1970 avec sa performance Waiting et qui évoquait pour Le Courrier ses souvenirs de la Womanhouse de Los Angeles en 1972 – c’était fantastique. Il en va de même avec Bill Viola : qu’on aime ou pas son travail, c’est inouï de l’écouter vous expliquer le trucage fait maison de sa fameuse vidéo The Reflecting Pool (1977–1979), dans laquelle on le voit s’approcher d’une piscine, sauter pour s’y jeter, mais rester figé dans les airs, alors que la scène autour suit son cours. Après m’avoir révélé son secret de fabrication entièrement bricolé, il m’avait dit, très sérieux : « But now I have to kill you » (rires). Je peux encore mentionner les inoubliables Renée Green, Alfredo Jaar, Ragnar Kjartansson, Nalani Malani, Franz Erhard Walther ou Roman Signer. Mais aussi l’incroyable Joëlle Tuerlinckx, qui ne voulait pas qu’une photo d’elle accompagne le portrait, ce qui remettait en cause tout l’article. Elle m’a finalement proposé que je la dessine, ce qui est loin d’être mon fort mais fournissait une anec­dote très parlante pour le papier.

PK Dans l’introduction à ton article « Éléments d’enquête » (16.11.2018), tu écris : « De plus en plus d’artistes visuels mêlent l’investigation journalis­tique à leurs pratiques, avec à la clé des oeuvres captivantes. » Inversement, la manière de procéder des artistes t’inspire-t-elle pour tes enquêtes ?

À part lorsque Joëlle Tuerlinckx me demande de la dessi­ner, non, je n’ai pas l’impression… Plus sérieusement, c’est en général parce que je trouve des travaux inspirants que j’ai envie d’écrire dessus. Je suis particulièrement intéressé par les oeuvres qui proposent différents niveaux de lecture et où la partie visible n’est en définitive que la pointe de l’iceberg d’un travail conceptuel ou investigatif beaucoup plus large, avec des implications politiques. En fin de compte, c’est aussi le cas de certains de mes papiers, sur lesquels j’ai réfléchi pendant des années, qui ont mûri au gré de petites réflexions ou d’artistes rencontrés – j’ai sur le bureau de mon ordinateur un document Word dans lequel je consigne les sujets que j’aimerais traiter à terme, dans lequel j’ajoute au fur et à mesure du matériel ou des observations, en atten­dant le bon moment pour en parler. En l’occurrence, plusieurs évènements en 2018 m’ont permis de sortir l’article sur le phénomène de l’investigation dans l’art contemporain : la Manifesta à Palerme, pour laquelle Forensic Oceanography (Lorenzo Pezzani et Charles Heller) avait analysé les conditions ayant provoqué au cours des vingt dernières années plusieurs dizaines de milliers de décès aux frontières maritimes européennes ; une installation de Lawrence Abu Hamdan à la Biennale de l’image en mouvement à Genève, dans laquelle l’artiste raconte plusieurs murs de prisons, notamment ceux du centre de détention de Saidnaya, lieu de torture et d’exécution de dizaines de milliers de personnes depuis les soulèvements syriens – une enquête qu’il avait réalisée pour le compte d’Amnesty International via Forensic Architecture, fondé par Eyal Weizman. J’avais de bons prétextes pour en parler à ce moment-là.

NV L’investigation est liée à l’idée de rendre visible quelque chose de caché. En lisant certaines de tes enquêtes, on imagine une rédaction avec un mur plein de photos et de notes.

Ce n’est pas un mur mais plutôt mon bureau qui, en fin de recherche, déborde de feuilles, car, oui, je fonctionne encore avec du papier et j’ai besoin de voir les choses, de m’y confronter, de prendre des notes, etc.

PK T’es-tu déjà mis en danger avec tes recherches ou tes articles ?

Non, pas vraiment, aucun-e curateur-trice ne m’a jamais craché à la figure (rires). En cas de critique négative sur une exposition, le pire qui puisse arriver est que l’institution ne signale pas l’article sur les réseaux sociaux, mais je n’ai jamais été biffé des mailings pour les invitations aux conférences de presse, contraire-ment à mon confrère Étienne Dumont. Cela dit, l’un des principaux banquiers privés de Genève – et grand collec­tionneur d’art contemporain – m’avait un jour convoqué dans son bureau pour me demander de ne pas publier un article. Il s’agissait d’une enquête sur le partenariat public privé (PPP) entre le Musée d’art et d’histoire et la Fondation Gandur pour l’art (FGA), dans le cadre d’un projet de restauration-agrandissement signé Jean Nouvel. C’était en l’occurrence le premier papier à souligner le caractère hors du commun de ce PPP, pour lequel la FGA donnait certes une grosse somme – 40 millions de francs – mais exigeait, selon moi, la lune en retour, pour 99 ans, un précédent totalement inédit en Suisse. Soyons clair, le banquier ne m’a aucunement menacé : le discours, entre deux compliments, était simplement de dire que ce n’était pas le bon moment pour décourager le mécénat, alors que le secteur de la finance allait bientôt traverser une zone de turbulences, pour cause d’assouplissement du secret bancaire. L’enquête est parue le lendemain comme prévu. Et la description inédite des enjeux de ce PPP déséquilibré a été plus tard l’un des arguments mis en avant par un comité référendaire opposé au projet Nouvel. Dans la foulée, en votation, les Genevois-es ont refusé ce projet.

PK C’est la même affaire qui vous a mené devant les tribunaux ?

Jean Claude Gandur, sa société AOG et la FGA ont inten­té un double procès contre Le Courrier et un collègue journaliste, mais pas à cause de cette enquête : c’était pour un portrait professionnel du milliardaire, rédigé par ce collègue, avant un vote de crédit municipal, pour com­prendre l’origine de sa fortune, dont une partie allait être donnée au Musée d’art et d’histoire – un article que Le Courrier a été le seul à faire. Jean Claude Gandur a fait fortune grâce à l’extraction pétrolière dans des zones complexes, comme le Nigéria de Sani Abacha, où le degré de corruption était notoirement élevé, ce que rappelait l’article tout en précisant que Jean Claude Gandur et ses sociétés sont demeurés vierges de toute condamnation judiciaire. Par un procès pénal et un autre au civil, l’homme d’affaires a accusé Le Courrier de calomnie, diffamation et atteinte à l’honneur. Pour l’instant, le journal et l’auteur de l’article ont été blanchis en première instance, tant au pénal qu’au civil. Mais le plaignant et son avocat Nicolas Capt ont fait recours.

NV Restons dans l’investigation. Dans les articles sur la Manifesta 11 à Zurich et la Documenta 14 à Athènes, tu as soulevé des points très critiques par rapport au choix des villes et aux conditions de travail imposées par les deux institutions.

Je pense que pour ce genre de grande manifestation avec un-e commissaire invité-e, on a le devoir d’être critique, aussi sur des problématiques qui vont au-delà du simple accrochage, entre guillemets. En ce qui concerne la Manifesta 11, il est vrai que j’ai rarement vu quelqu’un se planter aussi spectaculairement ! À Athènes, ce qui m’intéressait, c’était de contextualiser la situation de la Grèce à ce moment-là. Je pense qu’a posteriori, j’ai été trop gentil avec le volet athénien de la Documenta 14. Je m’en suis rendu compte lors de la Manifesta 12 à Palerme, où j’ai été impressionné par l’adéquation entre la thématique migratoire, la ville, et la manière dont les artistes sont arrivé-e-s à être hyper pertinent-e-s. Les propositions ne tombaient jamais dans la facilité, et s’adressaient dans le même temps au micro et au macro, au public local et aux visiteurs internationaux. Alors qu’il est quand même difficile de faire abstraction du fait que c’est l’Allemagne qui se rendait à Athènes, parfois en donneuse de leçon – ce que j’avais en partie essayé de justifier à l’époque. Je trouve quoi qu’il en soit très sain de changer d’avis. Je remarque que, souvent, les critiques d’art le font plutôt dans l’autre sens, en particulier pour Venise : ils ou elles n’aiment pas la Biennale du moment, mais la réhabilitent deux ans plus tard.

PK Pour le second volet de la Documenta 14, tu t’étais penché sur la question de l’âge des visiteurs.

Quelque chose me frappe à chaque Documenta : la pré­sence en nombre d’un public du troisième âge, qui apprécie les oeuvres d’une manière absolument inédite. Par rapport à la Suisse romande, où les personnes à la retraite vont rarement voir de l’art contemporain, cela m’interpelle. Pour l’anecdote, j’ai évidemment demandé une réaction à la Documenta, pour savoir si cette im-pression était également observée de leur part, mais elle a joué à l’autruche, croyant probablement que mon article serait à charge et allait sous-entendre qu’il n’y avait que les vieilles personnes qui se rendaient à Kassel, alors que ma posture était 100 % admirative ! Après de nombreuses relances, à quelques heures de la deadline, le directeur artistique m’a envoyé un petit courriel langue de bois et ne répondant pas du tout à mes questions, du style : « Tout le monde est le bienvenu dans cette manifestation, peu importe son âge, son genre, sa race et son statut social. » Une fois paru, l’article mentionnait en passant les interactions avec la Documenta et j’ai reçu un email très sec du directeur artistique, qui se con-cluait par un « Dude, you are so important ! » Après coup, j’ai pu remettre cette réaction en contexte : c’était juste avant que la presse ne révèle l’énorme dépasse­ment budgétaire de la double exposition, le directeur avait sans doute d’autres soucis que de parler de l’âge des visiteurs.

PK En liant une thématique qui t’intéresse à une manifestation d’art contemporain, tu crées un point de vue spécifique.

D’une manière générale, j’aime les angles qui s’observent dans une actualité de terrain et qui ne sont pas liés à la seule sortie d’un livre sur un sujet donné, pour laquelle on fera une grande interview de l’auteur-e de l’ouvrage. Je trouve beaucoup plus intéressant d’observer moi-même la scène et ses modifications pour en tirer un article, en donnant évidemment la parole aux artistes-protagonistes, de même qu’aux chercheurs-euses qui s’intéressent eux aussi à la question – c’est quand même nettement plus captivant que de simplement contribuer à la promotion d’un livre, en suiveur.

PK Tu as écrit plusieurs articles pour le premier avril, comme cette histoire qu’on a adorée impliquant des peintures de George W. Bush données à la Confédération…

… et qu’un fonctionnaire zélé aurait transmis à la Collec­tion de l’Art Brut, provoquant un incident diplomatique pour lequel Alain Berset aurait dû intervenir en personne, pour demander à Hans Ulrich Obrist de curater une grande rétrospective de Bush.

PK Exactement. La fiction joue un rôle plutôt marginal dans ton travail : cela t’intéresserait-il d’écrire de la fiction, un roman peut-être ?

J’éprouve beaucoup de plaisir à pouvoir, une fois par an, composer un article entièrement inventé et exagéré, où on peut tout d’un coup faire dire n’importe quoi à diverses personnalités, c’est jubilatoire.

NV Mais pas de livre-roman au fond d’un tiroir ?

Non, pas que je sache (rires). Idéalement, je rêverais d’écrire un jour une fiction critique sur les aspects de l’art contemporain qui me fatiguent, ceux du marché omnipotent et des riches sexagénaires qui s’embêtent et entrent dans le cercle d’amis d’un musée ou centre d’art, où ils sont ravis de pouvoir s’extasier devant des oeuvres un brin politiques, même si tout ce qu’ils ont fait durant leur vie est précisément ce que l’artiste dénonce. J’adorerais pouvoir écrire sur toutes ces rencontres de l’art pour friqués, dans d’innombrables stations alpines suisses, avec champagne millésimé. Mais je ne suis pas certain d’avoir ni le temps, ni les capacités stylistiques pour écrire ce livre.

PK Même pour les articles plus sérieux, il y a souvent une pincée d’humour.

Oui, je m’en suis concrètement rendu compte lors­qu’une lectrice m’a dit un jour qu’elle aimait bien débusquer « la blague » dans mes articles. Ceci dit, je n’utilise jamais l’humour pour me moquer. Je fais toujours usage d’une ironie ou d’un humour bienveillants, en aucun cas destinés à rabaisser des personnes.

NV Comment décrirais-tu ta manière d’écrire ?

Je revendique un style simple. Durant mes études de Lettres, mon directeur de mémoire Philippe Junod m’avait complimenté en pointant que je n’employais jamais de termes que je ne maîtrisais pas, alors que c’est une pratique assez courante à l’université, où l’on est tout d’un coup confronté à un vocabulaire infini – et au besoin de mettre en mots des situations inédites. J’essaie par ailleurs de parler au plus grand nombre possible : il s’agit d’intéresser celles et ceux qui ne con-naissent rien à l’art contemporain et de ne pas ennuyer les autres, déjà coutumiers des pratiques de cette scène.

PK C’est pour toi un geste politique que de t’adresser dans le même temps au grand public et aux spécialistes ?

Absolument, histoire de prouver et souligner que l’art contemporain n’est en rien l’affaire d’une élite. Je m’échine toute l’année à casser les clichés les plus courants autour de l’art de notre époque, souvent confondu avec le marché et ses excès, voire avec une partie de son public – celui sur lequel je rêve d’écrire ce fameux roman. En général, les enfants et les adoles­cent-e-s n’ont aucun problème avec l’art contemporain, au contraire : ils saisissent que les artistes formulent le plus souvent des commentaires sur notre époque, interpellent cette dernière – ils se sentent concernés. C’est plus tard que ça se gâte car les adultes ont nettement plus facilement tendance à penser qu’ils ne « comprennent pas », alors qu’ils devraient simplement faire confiance à leur curiosité. C’est à cette curiosité latente ou potentielle que je m’adresse. J’adore quand on me dit : « Tiens, a priori le sujet ne m’intéressait pas trop mais j’ai lu ton article et ça m’a donné envie d’en savoir davantage».  Plus généralement, je ne verse jamais dans une sorte de populisme visant à mettre en cause l’art contemporain ou la condition d’une oeuvre, en jouant l’avocat du diable et en posant des questions du style « Vraiment, vous considérez ça comme de l’art ? » Je n’ai jamais essayé de brosser mes lecteur-trice-s dans ce sens-là. Au-delà des différents jugements qu’on peut porter sur l’art, son statut n’est pas négociable – l’art, c’est de l’art !

The English translation of the interview is available in the “Swiss Grand Award for Art / Prix Meret Oppenheim 2019” publication published by the Federal Office of Culture.

Samuel Schellenberg first put his pen to work for Le Courrier in Geneva in 2004, after studying art history at the University of Lausanne. Now head of the cultural section of the newspaper – the only independent daily in the Lake Geneva area – he has established himself as a committed figure in cultural journalism. Essential given the risk of unilateralism but in the process of disappearing from the generalist press, art criticism nurtures a debate that opens up culture while recognising its social and political value.
In honouring Samuel Schellenberg for his work, the Federal Art Commission emphasises that he “has succeeded, through his investigations, in highlighting trends and issues in society that are reflected in art”. With uncompromising resolve, Schellenberg the critic tackles both regional and international subjects and not only covers current artistic events but also conducts in-depth investigations, fearlessly taking on institutions and prominent personalities in the process. Cultivating an interest in subjects that are often neglected by the media, he regularly examines cultural policy issues, publishing in-depth articles on topics such as artists’ remuneration, gender equality in the cultural world, and the artistic training and professional strategies of young artists who are often little known to the public at large. By giving visibility to less-known areas of creativity such as independent art spaces and approaching his subjects from a thematic rather than an anecdotal angle, Samuel Schellenberg enables his readers to discover a rich and diverse artistic community and at the same time encourages that community to reflect critically on itself.