Tout tient dans l’oxymore White Shadow : aussi transparente et immatérielle soit-elle, l’ombre numérique marque de son empreinte le monde réel. L’œuvre de collectif_fact est née durant le confinement. Deux années étranges et douloureuses durant lesquelles le monde virtuel grandissait à mesure que le monde réel diminuait. Les appareils numériques sont devenus des palliatifs du manque de liberté, des fenêtres vers cet extérieur interdit. Chaque instant, aspect, action, idée est soigneusement documenté, enregistré et… oublié. Personne ne peut prétendre à une quelconque écoresponsabilité lorsqu’il s’agit du contenu des outils électroniques. Mais où vont ces images ? Que deviennent-elles ? Devant la menace de la diminution de l’espace de stockage, les machines proposent d’augmenter leur mémoire, nous leurrant d’une éventuelle immortalité numérique. Toutefois, le prix de cette hypermnésie est réel. Grâce au génie marketing, le « cloud » évoque un petit espace blanc éthéré qui archive soigneusement quelques images. collectif_fact nous rappelle qu’il n’en est rien. Les déchets virtuels s’accumulent, s’empilent, s’entassent et débordent ; échos latents des décharges de ferrailles ou des montagnes de pneus environnant l’activité humaine.

White Shadow, 2022
Series of 12 pictures
“I wish I took less pics. I wish I’d remember more”.
Le flot d’images a pour corollaire leur logique perte d’importance. La facilité de l’action ôte une forme de valeur au résultat : aussitôt acquis, aussitôt oublié. Mais le nuage, lui, n’oublie pas, il stocke. C’est en piochant dans cette décharge virtuelle que collectifs_fact a façonné l’univers du court métrage White Shadow, construit à partir d’objets 3D capturés par photogrammétrie et trouvés sur internet. Ce procédé permet aux artistes d’offrir un type inédit de physicalité à la photographie digitale en lui insufflant une troisième dimension. Le film n’évoque pas une réalité parallèle, son propos est plus radical : les déchets numériques se sont matérialisés et ont envahi notre monde. Véritablement « cosmophages », ces images ont dévoré notre univers, devenant dans la foulée la charpente d’une nouvelle structure dans laquelle erre une femme : « not the future I expected. Not what I thought it’d be made of ». Cherchant des réponses, elle tente de communiquer avec son compagnon par des messages réguliers. Le personnage du film, tout comme le/la spectateur·rice·x, naviguent entre connaissance, méconnaissance et reconnaissance, entre ipséité et altérité, entre physique et virtuel, entre mémoire et oubli. C’est un périple dans une ombre blanche, dans un espace liminaire entre la trace et la non-trace. Tandis que l’image photographique offre un temps et une liberté de regard, la vidéo encadre et entraîne le/la spectateur·rice·x dans un développement linéaire imposé. Le son et le montage sont autant d’hortators qui règlent les perceptions de l’observateur·rice·x emporté dans la narration. La bande-son, miroir auditif des images, est également façonnée à partir des banques de données numériques. À l’instar de la photogrammétrie, le mixage des diverses sonorités étaye l’architecture. Entre harmonies et dissonances, l’effet d’entre-monde est encore amplifié, sa spatialité augmentée. La mélodie scandée, irritante et stéréotypée du message envoyé agit comme une harmonie imitative non pas dans une unité textuelle mais entre deux réalités, physique et virtuelle. White Shadow est une œuvre synesthésique qui cristallise une multitude de réalités potentielles.

White Shadow, 2022
Series of 12 pictures
« It’s just a fucking nightmare » X « It’s like walking in a museum ».
Le court-métrage ne tient pas un pur discours militant qui essoufflerait l’œuvre au gré de la popularité des opinions mais expose subtilement diverses strates sémantiques. Le film repose sur un principe apophénique cher à collectif_fact. Ce sont les connexions mémorielles personnelles à chacun·e·x qui en composent la véritable histoire, qui donne un sens aux successions d’inflexions dystopiques, archivistes et esthétiques. White Shadow joue très intelligemment avec ses propres paradoxes de décharge virtuelle, de médium filmique et de manifestation mnémonique. Simultanément déconstruite et construite, l’image est autant réduite à l’état de déchet et dépouillée de sa valeur mémorielle qu’érigée en archive de futurs possibles. Chaque séquence du film a valeur de document d’un réel passé ou à venir.