Une main touche une joue. Un coude effleure une tête. Une jambe enlace un bras. C’est une cacophonie de touchers et un murmure de corps entremêlés qu’Ernestyna Orlowska nous propose lors de l’ouverture des Swiss Art Awards. L’artiste aujourd’hui basée à Berne reprend sa création intitulée The Murmur qui a déjà eu lieu une première fois en 2022 en Pologne, au Studio Galeria Warsaw, dont elle adapte la durée et le déroulement pour l’occasion. Orlowska produit ici une œuvre parlante – ou plutôt murmurante – qui se situe entre la performance artistique, la danse contemporaine et le théâtre. Entre les œuvres des autres artistes concourant pour les Swiss Art Awards, quatre performeur·se·x·s se meuvent lentement l’un·e·x vers l’autre sur un fond sonore multicanal composé par Magda Drozd. Quatre sons différents sont diffusés depuis quatre haut-parleurs portés par chaque performeur·se·x. Chacun des sons évoque un élément chimique qui compose le corps humain : l’eau, le carbone, l’oxygène et les minéraux. Nous entendons alors des sons difficiles à identifier, mais qui se murmurent, s’appellent, se répondent. On atteint ainsi une véritable synesthésie : on entend le toucher et les éléments chimiques. D’une manière performative, les corps portent sur eux leur substance intérieure et se donnent à voir comme des matières organiques. À la recherche de contact, et comme des plaques tectoniques se rapprochant lentement l’une de l’autre, les corps commencent à s’attirer, s’effleurer et se toucher dans un état hypnotique.

L’expérience visuelle de la performance est renforcée par les costumes portés par les performeur·se·x·s. L’artiste Ernestyna Orlowska les a confectionnés en assemblant des fragments d’habits de sport de seconde main afin de créer de nouvelles unités concrètes, de nouveaux vêtements à l’allure déchirée, défonctionnalisée. En traitant les costumes comme des sculptures, ses créations reprennent l’esthétique du « ripped » du monde de la mode. En même temps, Orlowska cherche à véhiculer une critique de la culture de la surconsommation, du gaspillage et du déchet, en reprenant des habits déjà utilisés qu’elle recycle afin de leur donner une nouvelle vie. Elle produit ainsi un discours anticapitaliste, devenu une tendance en soi. Parallèlement, les vêtements venant du contexte sportif évoquent un dynamisme et une vitalité du corps. Mais l’artiste les prive de leur fonction première et de ce fait leur enlève leur potentielle utilité. Les restes de t-shirts et vestes de sports se transforment en fragments exprimant une nouvelle signification : ils deviennent des corps par-dessus les corps, comme une double-peau que les performeur·se·x·s portent sur elleux.

La performance d’Orlowska présente une esthétique que l’on retrouve chez d’autres artistes, comme Eglė Budvytytė et son film intitulé Songs from the Compost : mutating bodies, imploding stars, qui explore des formes de conscience non humaines et les différentes dimensions de la vie symbiotique. Les performeur·se·x·s de The Murmur nous font penser à des êtres qui abandonnent leur verticalité humaine dans une atmosphère post-anthropocentrique. S’inscrivant dans une recherche comparable à celle qu’illustrent par exemple les performances de l’artiste allemande Anne Imhof, Orlowska déconstruit les codes et les gestes sociaux pour proposer une nouvelle façon de faire l’expérience du monde par le corps. Elle cherche en effet à abolir tout binarité objet-sujet, esprit-corps et nature-culture. Il n’y a plus de hiérarchie, plus de classement des êtres : tout·e·x·s sont au même niveau. On ne sait plus si l’un ou l’autre performeur·se·x dirige les gestes, et, au final, ce n’est plus ce qui importe. Dans The Murmur, le corps devient un ensemble d’éléments chimiques – eau, air, carbone, minéraux – soumis à des transformations constantes. L’artiste met ainsi en scène des symbioses, mutations et hybridations par l’exploration du corps humain en constant mouvement. C’est une performance qui donne à voir toutes les réactions chimiques de corps qui vibrent ensemble dans un seul et même murmure.

Pour sa performance, Ernestyna Orlowska prend comme point de départ l’article On Touching – The Inhuman That Therefore I Am de Karen Barad, théoricen·e·x féministe néo-matérialiste, qui invite à concevoir le toucher avant tout comme une interaction électromagnétique. Iel explique que lorsque nous touchons quelqu’un·e·x, un vide se crée, car aucun échange véritable ne peut avoir lieu entre deux électrons ; ces derniers se repoussent continuellement. Pourtant, c’est à travers ce « vide » (Barad l’appelle vacuum), qu’une infinité de choses sont créées : de nouveaux êtres, de nouveaux espaces, de nouveaux temps. De la même manière, lorsque deux mains se touchent, il y a une sensation d’échange : le vide se voit alors rempli de chaleur, de pression, de présence. Le toucher produit ainsi une proximité avec l’autre qui devient presque aussi proche que soi-même. The Murmur veut voir le toucher comme un transfert d’atomes qui devient un langage non verbal, où l’interaction ne passe pas par les mots mais par le toucher. Les êtres ne parlent plus mais délèguent à leurs corps une communication en sourdine en s’imbriquant les uns dans les autres. Dans ce discours tactile, la spontanéité mène la danse. L’artiste laisse les performeur·se·x·s faire l’expérience de leurs corps et leurs esprits dans l’instantané de la performance. En donnant uniquement des indications qu’elle appelle « scores » lors des répétitions, Orlowska, en collaboration avec la chorégraphe Tyra Wigg, imprime un rythme à la performance afin de produire un dynamisme collectif. Les performeur·se·x·s doivent suivre les indications de l’artiste mais sont libres de les appliquer comme iels le souhaitent.

Ainsi, Orlowska nous montre des corps en mouvement, qui résonnent et s’entrechoquent dans une synesthésie collective. Ces corps semblent vouloir abandonner leurs formes humaines et se présentent alors comme des substances organiques en constante transformation. Initialement isolée, la matière organique cherche à entrer en contact avec l’autre. Et c’est ainsi qu’une main se retrouve à toucher une joue, qu’un coude effleure une tête et qu’une jambe enlace un bras. Quatre corps se touchent, pour former plus qu’un. Et c’est dans ce contact qu’on peut imaginer, nous, spectateur·rice·x·s, de nouvelles perceptions de notre existence humaine – ou plutôt non humaine. Avec The Murmur, Orlowska poursuit les réflexions de Barad dont la pensée fait signe à celle de Derrida par le biais de son titre. De l’animal derridien à l’inhumain “que donc nous sommes”, iel pose la question de l’altérité infinie du contact tactile : lorsque je touche l’autre, est-ce que je ne serais pas en train de me toucher moi-même ?

The Murmur, 2022
Performance ayant eu lieu durant 4 semaines, Studio Galeria Warsaw, Varsovie, Pologne.


Co-Chorégraphe : Tyra Wigg
Performeur·se·x·s : Aaa Byczysko, Kamil Wesolowski, Stefa/n Gosiewski , Filipka Rutkow- ska
Son: Magda Drozd Commission : Studio Galeria Warsaw
Curation : Paulina Olszewska