BAK, Swiss Art Awards 2023, Gina Folly

Pour un réalisme grotesque
The Superstitious a été imaginé par Jacopo Belloni comme une combinaison évolutive, dont le premier chapitre performatif Private Enchantement a vu le jour durant l’année 2022. Pour les Swiss Art Awards 2023, l’artiste italien qui vit et travaille actuellement à Genève propose un second acte, Drollery, frasque carnavalesque d’un temps suspendu.

Elles nous regardent. Elles nous observent.
Du haut de leur perchoir, les créatures hybrides de Jacopo Belloni semblent se métamorphoser sous nos yeux. Humain et végétal se confondent, fusionnent en un état transitoire, à la limite de deux mondes. Émanations apotropaïques d’un autre temps, ces personnages feuillus issus de sa série The Superstitious nous confrontent à leur propre altération. Entre la réappropriation d’une nature depuis longtemps négligée et une mutation subie, le mystère de leur destin reste entier.

Le processus artistique de Jacopo Belloni s’inscrit dans une réflexion continue qui s’efforce de brouiller et questionner les tensions entre un monde magique et surnaturel – principalement régi par nos systèmes de croyance – et un monde qui se voudrait rationnel et ordonné. Il interroge ces principes en se penchant sur les rituels et les symboles de protection qu’il puise dans les cultures et traditions vernaculaires, et qu’il transpose ensuite dans un présent en crise, au travers de ses installations mystérieuses. Les figures anthropomorphes de feuilles renvoient alors à l’archétype de l’homme des bois, personnage issu de la culture populaire alpine et auquel la tradition confie la pratique des rituels protecteurs afin de conjurer les épisodes de crise et de misère. À mi-chemin entre l’homme et le végétal, l’homme et l’animal (il se voit parfois recouvert de poils et non de feuilles), l’hybridité de l’homme des bois effraye et fascine à la fois. Alors relégué à l’extérieur des villages, à l’espace liminal de la forêt, il incarne une figure d’altérité profonde. Cet isolement spatial est repris par Belloni dans sa façon d’agencer ses figures dans l’espace. Il les positionne en hauteur, surplombant l’espace d’exposition, pieds ballants, en retrait de l’agitation et des va-et-vient des spectateur·ice·x·s.
À l’image des monstres et créatures fantastiques qui peuplent les marges des manuscrits médiévaux, les Superstitieux se détachent. Figures en marge, une altérité se dessine.

Pour Drollery, Belloni reprend les costumes strictes des hommes d’affaire de son premier volet, qu’il déconstruit ici complètement. Les Superstitieux semblent alors pris d’une frénésie carnavalesque, formant une véritable parade grotesque. Costumes dépareillés, rapiécés et surdimensionnés se répondent et s’assemblent pour former un jeu de tissus et de couleurs, traditionnellement associé au carnaval. Célébration du renouveau, d’un passage à une saison fertile et génératrice, le carnaval est aussi une période où le temps s’arrête. Durant les festivités, le carnaval s’impose, dispose de ses propres mandements et prône un renversement général des valeurs. Dans le « monde à l’envers » de Mikhail Bakhtine, l’utopie et le réel se rencontrent. Inversion des genres et des hiérarchies, par le costume et le grimage les frontières se défont. La bascule est totale, tel est le principe grotesque.

Qui est qui ? Qui devient qui ? Homme d’affaire, homme des bois… dans cette arène aux illusions les limites du réel se morcellent.
Qui observe qui ? Acteur·ice·x·s et spectateur·ice·x·s se mêlent et s’entrelacent au sein de ces écarts burlesques.

Qui sont ces Superstitieux nichés au seuil de l’espace de représentation ? Ils nous observent. Ils nous regardent. Nos regards se répondent, s’interrogent.
Qui sont ces Superstitieux ?
Qui est superstitieux·se·x·s ? Qui ne l’est pas ?
Qu’est-ce que l’autre ?
Une personnification de nos superstitions ? de nos croyances ?
Qu’est-ce qui est croyance ?
Qu’est-ce qui est réel ?

Et si de cette mascarade parodique et grotesque d’inversion, à la fois réelle et fantasmée germait une manière nouvelle de concevoir les relations humaines et notre rapport à une contemporanéité chancelante ? Les discours actuels sont couramment marqués d’une césure nette entre un système de croyance se voulant rationnel, fondé sur les faits et l’observation et un topos magique et surnaturel supposant nécessairement une croyance. Pourtant, comme le définit Bruno Latour, la visée hégémonique du régime de la preuve, lequel assure préférer la raison à la croyance et aux fétiches, ne ferait finalement que réitérer une croyance mais cette fois ci, en les faits. Un monde de faitiches face à un monde de fétiches ; une porosité se creuse dans cette double dimension contradictoire. Le discours rationnel se fragilise, le magique se révèle.

Par son regard ironique et défiant notre logique habituelle, Belloni propose de réveiller l’hybridité et le magique en nous et en l’autre. Pour un réalisme grotesque. Une philosophie des Superstitieux.