Le temps suspendu, une narration mystérieuse distille son gel lorsque nous nous aventurons dans l’installation de James Bantone. Quatre mannequins d’enfants recouverts d’une peau de néoprène cousue avec un fil vert fluo semblent avoir été pétrifiés au milieu de leurs activités. L’un hypnotisé, la tête penchée, en contemplation, fixe une grande toile peinte grossièrement dont la spirale peinte en noir sur un fond vert paraît l’intriguer. Deux autres, agenouillés, soutiennent une autre grande toile retournée dont le revers nous fait face frontalement. Décapités, l’amas de chair artificielle rouge vive de leur cou nous repousse. Mais le mystère de découvrir la toile est plus fort, alors, intrigué·e·x·s et fasciné·e·x·s, nous contournons les deux enfants sans tête, obligé·e·x·s d’enjamber un autre mannequin capturé et abandonné dans un tissu de toile, pour découvrir l’avers de la peinture. Surpris·e·x·s, nous constatons que cette dernière ne nous offre qu’un aplat vert dont la surface abstraite est rythmée par quelques coups de pinceaux. Alors, déstabilisé·e·x·s et menacé·e·x·s par l’imposant format de ces aplats, nous nous tournons compulsivement et faisons face à un autre aplat noir aux reflets bleutés. Sa surface est percée et cousue, et bien que cette peinture ne soit pas en contact direct avec un des mannequins, la relation n’en est pas moins forte car les point de suture correspondent à la face cachée des coutures qui rassemblent les morceaux de néoprènes formant la peau des enfants pétrifiés.
Mais qui sont-ils, ces enfants ? Du latin infans, celui qui ne parle pas, l’enfant depuis Rousseau n’échappe pas au topos de l’œil innocent. Mais ici, l’innocence de l’enfance s’aliène pour laisser place à une absurdité inquiétante et grotesque. Le visage balafré de lignes de coutures, de cicatrices, la bouche cousue, les figures placées dans des positions iconiques, en tensions, ou en difficultés, un suspense troublant gangrène cette innocence pour laisser sa place à l’inquiétante étrangeté qui germe de l’utilisation de ces poupées humanoïdes. L’inquiétante étrangeté, notion freudienne, naît du dédoublement et de la déshumanisation, de l’aliénation d’une sensation familière. L’innocence ici, en utilisant des enfants, est détournée pour nous attirer, nous fasciner, et nous repousser. Mais que font-elles ces poupées ? Elles nous présentent, sans explications, sans narration claire, de grands aplats de couleurs sur lesquelles notre regard bute, où aucune de nos projections intérieures, aucunes de nos obsessions ou pensées convulsives et compulsives ne peuvent s’accrocher. L’abstraction, l’utilisation de grands formats et de la peinture créent une tension inhérente à notre désir et notre attente de percevoir une histoire, un prolongement de notre espace dans lequel nous serions invité·e·x·s, comme il est d’usage dans les grandes peintures. Ces surfaces opaques, refusant la projection, ont-elles été réalisées par les mannequins ? Mais qui sont-ils ? Des alters egos de l’artiste ? Des spectateur·rice·x·s fictif·ve·x·s ? Les titres des œuvres aux mannequins, respectivement self inflicted torture 01, self inflicted torture 02 et self inflicted torture, inviteraient à assimiler la narration à une expérience personnelle de l’artiste qui serait de l’ordre d’une torture infligée à soi-même, une torture gênante, embarrassante. Mais de quelle torture s’agit-il ? Nos questionnements prolifèrent, et rebondissent sur les surfaces opaques des toiles, sur les peaux imperméables des figures. Notre regard et notre œil s’agitent, et cherchent à tout prix une explication, un autre regard où prendre appui, une interprétation réconfortante. Mais chaque chemin interprétatif enclenché est volontairement barré par l’artiste. Et quelle est cette deuxième peau fragmentaire qui enveloppe chaque figure ? La peau est rapiécée, morceau par morceau de néoprène, cousue avec un fil vert fluo, interdisant tout accès à ce qu’elle recouvre. L’hermétisme métaphorique du néoprène et le refus se stratifient et envahissent toute l’installation de James Bantone, et c’est précisément là que toute la subtilité de l’œuvre se cache. Hermétiques, parfaitement étanches, littéralement qui ne laissent pas passer les liquides, les œuvres de James Bantone non seulement ne laissent passer aucune explication, mais surtout refusent d’en donner. Le refus, nous le ressentons violemment. Le refus nous nous y soumettons. Refuser absolument, entièrement, radicalement, strictement de s’assujettir aux regards, aux institutions blanches, à leur désir de possession, à leur appétit de l’art noir. Les œuvres et installations de James Bantone, artiste racisé, refusent et rejettent toute tentative de consommation de son art et de son identité. James résiste en bloquant toute possibilité d’identifier les visages des mannequins dédoublés, en s’opposant à la projection de nos pensées lesquelles sont rejetées par la planéité des aplats qui servent de bouclier. L’artiste implante une attente, une curiosité malsaine chez le·la spectateur·rice·x qui désire voir ce qui se cache sous cette peau. Il nous fait retrouver un comportement vil et enfantin ; nous voulons appuyer sur le bouton rouge alors que maman nous l’a interdit. Nous voulons voir ce qui se cache dans la pièce dont la porte indique « ENTRÉE INTERDITE ». Et lorsque Bantone feint de nous révéler une partie du secret, d’assouvir notre curiosité corrompue de nous donner accès aux coulisses internes dissimulées par le néoprène, nous découvrons un amas de chair artificielle grotesque avec self inflicted torture 01. Lorsque nous décelons le revers de cette peau, avec Illusion of Care 01, nous nous confrontons à un aplat noir. Notre faim n’est pas assouvie, elle est détournée, ironisée et ridiculisée, mais surtout refusée. James Bantone met en scène, reenacts un processus institutionnel auquel il est contraint de participer en tant qu’artiste. En nous proposant une narration sans début ni fin, l’artiste refuse de nous montrer tout en nous montrant. Avec une volonté ferme de rejeter l’appropriation et la consommation de son art, Bantone joue avec la déshumanisation, l’inquiétante étrangeté, le fétichisme, pour attiser les comportements compulsifs des spectateur·rice·x·s et pour nourrir une attente, une curiosité qui ne seront pas satisfaites. Dans une forme de métadiscours, pour pallier le paradoxe de devoir montrer son art tout en refusant de le faire, James propose cette installation au sein même des Swiss Arts Awards, grande foire nationale d’art, et met l’accent sur cette notion de refus comme point focal de sa pratique. Alors, James Bantone nous invite, nous oblige à nous-même résister à notre propension maladive à consommer et à posséder, et il y parvient avec adresse et subtilité.
Qu’est-ce qu’il y a pour nous ici ? Rien. Le secret ne nous appartient pas. Motus et bouche cousue, les enfants ne nous diront rien.