Noemi Pfister imagine des mondes alternatifs qu’elle compose en citant et en s’appropriant des œuvres qu’elle intègre aux siennes. Ce jeu de reprise construit un cadre commun pour des propositions artistiques autrement très variées. Pour les Swiss Art Awards, elle présente trois nouvelles productions au sujet de la guerre, de toutes les guerres, celles que nous faisons aux autres et celles que nous nous faisons à nous-mêmes. L’artiste questionne notre place et ressenti avec ces toiles fonctionnant comme trois volets d’une même technique et d’une même réflexion.

BAK, Swiss Art Awards 2023, Gina Folly

Programmatique par son titre, la plus grande des trois œuvres de Noemi Pfister donne le ton : Guerra e Pace (After M.O.) installe un sombre paysage désertique. L’horizon est limité par des montagnes qui semblent arrêter une lueur. Et juste au-dessus, le ciel est fendu par des éclairs violets. Dans cette atmosphère étrange inspirée de Meret Oppenheim (Krieg und Frieden, 1943) prennent place des figures renfermées. D’apparence humaine, leurs couleurs et quelques déformations en font de nouvelles silhouettes de tous âges : elles incarnent notre perspective mais de manière légèrement décalée, plus inclusive car elles sont plus indéfinies, plus ambiguës. Rassemblé autour du feu, ce curieux petit groupe est composé de personnages inspirés d’une part de Krieg und Frieden, et les figures de droite d’une photographie de réfugiés ukrainiens : passé et actualité fusionnent, références artistiques et création originale se confondent. Dans cet instant suspendu, l’un des êtres représentés se détache au premier plan, accompagné d’un chien fantomatique et endormi. Assis sur une couverture militaire suisse, observateur pensif de la scène qui nous est donnée à voir, il incarne peut-être la solitude radicale de toute réflexion sur ces sujets dans un espace reflétant ce qu’il intériorise.

La seconde peinture, Formen in Aufruhr (After I.W.), a pour motif central trois ballons de baudruche blancs en colonne. Leurs fils droits et rouges, parfaitement tendus au point de ressembler à des vecteurs, se rejoignent sous un couteau suisse à demi ouvert. La dynamique de ces éléments est absurde. Ce premier plan très géométrique est une citation d’un dessin d’Ilse Weber (Ohne Titel, 1982) que Noemi Pfister se réapproprie en couleurs et volume. À l’arrière se dresse une figure nuageuse et bleue soufflant sur la structure qui, à l’instar de ce qu’elle représente, est très rigide. Ses mains jointes présentent le couteau. Le fond est composé d’une mer de nuages au-dessus de laquelle une brume rose et un ciel bleu se forment. L’environnement féérique, intangible et nébuleux de Noemi Pfister vient contraster avec le motif tendu d’Ilse Weber semblant sur le point de rompre. C’est peut-être l’instant qui fige un équilibre humain voué à se briser, laissant s’échapper notre fragilité et notre violence. L’harmonie peut à tout moment basculer dans le chaos.

Plus immédiatement ludique et malicieuse, la troisième peinture est un petit format intitulé Wo stehst du mit deiner Kunst Kolleg* ? . Une petite taupe artiste, retranchée dans son atelier souterrain, s’adonne à sa peinture. Elle cite le dessin animé de Zdeněk Miler (La Petite Taupe (Taupek), 1957-2002). Soudain cet·te·x artiste seul·e·x avec ses créations est apostrophé·e·x par la phrase qui légendait déjà le tableau de Jörg Immendorf (Wo stehst du mit deiner Kunst, Kollege?, 1973) qui montre un artiste peignant dans son atelier, tandis que son camarde qui entre par la porte ouverte indique une manifestation au nom du KPD, le parti communiste d’Allemagne : usant d’une typographie similaire, Pfister transporte l’interpellation d’une œuvre à l’autre, actualisant l’épineux problème de l’engagement artistique. Seulement cette fois, la question est inclusive. La petite taupe concentrée sur sa nature morte est interrogée sur sa fonction d’artiste, sur les pouvoirs et impouvoirs de son art. Elle est confrontée, aujourd’hui, à une question venue tout droit du passé, celui du réalisme et de son potentiel à représenter, voir transformer la réalité. Pfister nous montre qu’à ce jour un tel réalisme se fait toujours en empruntant à d’autres et à hier.

Chez la jeune artiste, cette réflexion est profondément ancrée dans sa pratique et son geste créateur. Elle utilise, modifie, détourne ce qui image le réel pour former une nouvelle réalité condensée. Elle compose ses mondes alternatifs aussi à partir de photographies, films et dessins qu’elle assemble sous forme de collages. Ceux-ci sont ensuite réunis par le montage peint qui efface les découpes, laissant place à une nouvelle unité, une nouvelle réalité. Ce sont des peintures processuelles qui, à l’image d’un monde hétérogène mouvementé, passeront par divers états. Ce système lui permet d’inventer une forme de nouveau réalisme, un réalisme à l’esthétique par définition composite puisque celle-ci inclut d’autres œuvres. En utilisant ce condensé d’appropriations, Pfister provoque un clash des réalités. Leur articulation dans une même technique de production crée un ensemble interdépendant fondé sur des styles divers issus de la multitude d’imaginaires dont elle se saisit.

© Mélanie Petermann

© Mélanie Petermann

Si les trois tableaux sont liés par une thématique, celle des guerres qui ravagent le monde et nos mondes internes, celle-ci est abordée sous divers angles à partir des images de nos existences ce qui provoque, réunit et nourrit les réflexions sans pour autant y apporter de solution, de façon à ce que chacun·e·x puisse s’y plonger et y contribuer. Noemi Pfister fait donc le choix d’une réalité poétique et fictive, sur l’étroite frontière qui sépare l’utopie de la dystopie. Son nouveau réalisme et ses mondes alternatifs fonctionnent ainsi en visualisant le présent dans l’inclusivité, alliant un discours contemporain à l’ailleurs. Elle ne choisit pas un art prônant le combat et l’engagement militant mais propose plutôt un chemin de réflexion communautaire où le sentiment de submersion et d’impuissance indicible pourrait trouver des voies de résolution. Elle ne vise pas le choc mais la prise de conscience. Son travail ne s’inscrit pas directement dans la veine politique ou sociale des œuvres qu’elle s’approprie mais elle y puise un élan pour l’enrichir d’une composante plus émotionnelle et questionner notre perception individuelle. Noemi Pfister et ses peintures condensent des discours restant énigmatiques, posant des images sur l’espoir d’une communauté tournée vers l’acceptation de l’autre, une communauté où chacun·e·x saurait que nous portons en nous des traces de ce qui nous précède.