Sylvie Fleury

Sylvie Fleury (née en 1961 à Genève, vit à Genève) doit sa notoriété à ses mises en scène qui traitent de glamour, de mode et de produits de luxe. Comme l’avait fait Duchamps avec ses ready-mades et Andy Warhol avec le pop art, elle insiste sur la part faite aux marques et aux labels, apportant ainsi un commentaire subtil au commerce et au monde mercantile. Depuis les années 90, elle occupe une position originale et féministe, appréciée au-delà des frontières de notre pays.

Sylvie Fleury, Miracle, 2016. Installation view at Istituto Svizzero di Roma. Courtesy: FCAC Genève CollectionSylvie Fleury a participé à de nombreuses expositions, dont certaines lui étaient entièrement consacrées, comme à la Villa Stuck à Munich (2016), Bass Museum of Art, Miami, Floride (2015), CAC / Centre de Arte Contemporaneo, Malaga, (2011), MAMCO-Musée d’Art Contemporain de Genève (2008), Schinkel Pavillon, Berlin (2007), Magasin, Centre National d’Art Contemporain, Grenoble (2001), ZKM, Museum für Neue Kunst, Karlsruhe (2001) et Migros Museum für Gegenwartskunst, Zürich (1998). Elle est lauréate du « Prix de la Société des Arts de Genève » (2015). En 2004, elle fonde avec John et Stéphane Armleder le label discographique genevois Villa Magica Records.

Le travail de Sylvie Fleury, lauréate du Prix Meret Oppenheim cette année, se caractérise par la dérive entre l’être et le paraître. À travers le geste de l’appropriation, elle place le monde du consumérisme sur le podium de l’art, et inversement, et ouvre alors l’imaginaire de l’illusion à la mise en scène personnelle de l’existence. Elle tisse le « je » verbal avec le « moi » figuratif. En cela, les installations, images murales, vidéos ou dessins de Sylvie Fleury dressent un portrait des songes dans la réalité symbolique du contrat social. (Laura Arici)


De la publication Prix Meret Oppenheim 2018: Samuel Gross en conversation avec Sylvie Fleury

Pour Sylvie Fleury, sans aucun doute possible, l’art permet de changer la vie. L’artiste revient avec délicatesse et humour sur cet engagement à ne rien concevoir comme établi et indiscutable. La conversation suivante a eu lieu le 29 janvier 2018 à la villa Magica à Genève.

Samuel Gross
Tu m’as dit une fois : « Faire de l’art c’est customiser la vie. »
Sylvie Fleury
Peut-être que ce pourrait être aussi de mettre de la fourrure sur des tasses. Pour moi, un peu banalement peut-être, la vie consiste principalement à réfléchir à sa propre identité, à en jouer, à la modifier, à la tordre. Ce sont des aspirations que tout le monde connaît. Meret Oppenheim dans un des carnets de notes de ses cours de maths a écrit l’équation suivante : « X = un lapin orange ». Ce pourrait être le titre de notre entretien.

SG Effectivement. Et, dans ton équation : « X = … » ?
SF X = un lapin rose ou, mieux, une ambulance avec des flammes. D’après-moi, il y a toujours une métaphore dans la vie qui nous pousse à penser aux voitures. On traverse la vie dans un véhicule spatial qui est notre enveloppe. Donc, les flammes que l’on met sur sa voiture, sont comme les choses que l’on crée pour se différencier les uns des autres.

SG Dans le monde des voitures, comme dans la mode, l’objet de désir est un objet industriel, un objet qui peut être commun à plusieurs personnes.
SF C’est exactement pour cela que le custom est important. On apporte des petites modifications pour s’approprier le monde. L’objet commun à tous est la vie. Le custom est juste une façon de transformer ou de faire empirer ce destin commun. En plus, je pense qu’aujourd’hui il est difficile de prétendre pouvoir entreprendre quoi que ce soit qui ne se rapporte pas à des modèles
préexistants. A l’extrême, avec le temps, comme artiste, on doit faire avec des modèles existants dont on réalise qu’ils sont parfois même déjà les nôtres. Comment faire quelque chose qui ne connaîtrait pas de modèle ?

SG Parler du custom est aussi un moyen d’évoquer les nombreuses choses qui ne se voient pas dans tes oeuvres, à commencer par les objets qui sont dans les shopping bags. Beaucoup de odifications faites sur les voitures ne sont pas perceptibles de l’extérieur. Et tout le monde ne sait pas que tes installations de shopping bags contiennent des objets choisis qui renvoient à des motifs de l’histoire de l’art, à des icônes. Ce sont des appropriations de modification de modèles iconiques, une encyclopédie de l’art passée par le filtre de la consommation rêveuse. Le surréalisme énonce une définition de l’art comme un objet de désir. Une déformation machiste de cet énoncé l’a rendu ou le rend très discutable.
SF Meret Oppenheim a joué de ce désir, notamment dans ce buste de 1968 Robe du soir avec collier soutien-gorge. Je trouve très belle cette oeuvre emplie d’une suggestion sadomasochiste troublante.

SG Sur un autre mode d’appropriation, un certain nombre de tes pièces se proposent de féminiser, avec une certaine nonchalance joyeuse, un faisceau de références. Dans ton travail, tu t’es approprié certains gestes et objets qui renvoient clairement à des formes masculines d’expression du désir artistique. Tu as par exemple détourné ou en tout cas, discuté le mode sur lequel Carl Andre réduit l’histoire de la sculpture à une horizontalité. Tu as souligné son présupposé proprement masculin, qui dirait : « Je vais taper très fort sur toute l’histoire de la sculpture pour la réduire à un socle industriel, un geste primordial amplifié par l’industrie. », en écrasant du make-up sur des installations qui s’inspiraient très nettement de sa sculpture. C’est un processus similaire de féminisation ironique et très aiguisée qui te permet d’imaginer faire dégouliner du slime pailleté sur des installations murales inspirées de Judd. Mais, cette provocation féminine ne nie pas les éléments de séduction présents dans les oeuvres de référence.
SF Dans une même idée, je repense actuellement beaucoup à mes séries de flammes, que j’ai déclinées notamment sous forme de peintures murales. C’est un des attributs les plus directs et classiques du custom. Et c’est vrai que c’est, là aussi, un geste très masculin. On ne voit pas beaucoup de femmes conduisant des voitures flammées, ou de femmes peintres en carrosserie en peindre.

SG Etre une femme artiste c’est encore et toujours devoir prendre à son compte un certain espace du désir ? Et, cette séduction s’énonce avant tout dans un champ masculin ? Pour revenir aux métaphores automobiles, dans ce monde automobile, aussi machiste que le monde de l’art peut l’être, une voiture de femme est simplement une voiture qui ressemble à une voiture de mec, mais avec moins de puissance et de couple.
SF Je repense à une exposition de groupe à laquelle j’ai participé, il y a très longtemps. J’avais fait un runway qui obligeait les gens à monter quelques marches, à le parcourir pour traverser la salle. J’avais fait tourner tous les spots, destinés aux oeuvres, dans la direction du podium j’ai d’ailleurs refait cette pièce pour ma rétrospective au MAMCO. Et cela évoque directement ce que tu dis. Au fond, on pourrait voir cet élément comme un Scott Burton, une sculpture minimale phallique. Mais la sculpture s’unit symboliquement avec l’espace, comme le musée avec les visiteurs. L’un ne peut pas exister sans l’autre. Tout est lié, comme les adeptes du new age avaient l’habitude de dire : we are all one. J’ai aussi beaucoup joué de ces liens, même sur un registre encore plus décomplexé. J’ai ainsi aussi fait cohabiter des champignons géants dans un univers formel fait de bandes évasées inspirées de Buren. J’ai toujours aimé imaginer que les choses ne font qu’interagir, se répondre, s’emboîter les unes dans les autres.

SG Dans une histoire culturelle plus large, tu as contribué à faire évoluer la mode et les espaces auxquels la mode pensait pouvoir accéder.
SF Je ne pense pas que j’ai été la seule. Mais, pour rire, j’ai parfois l’impression que les gens qui imaginent des vitrines à travers le monde, ont puisé des inspirations dans mon travail. C’est assez troublant pour moi. J’ai la vague impression d’avoir pu créer un vocabulaire qui autorise depuis des ponts formels entre l’art et la mode. Mais c’est un crossover. Si, avec d’autres j’ai contribué à amener la mode dans le champ de l’art, j’ai aussi participé à rendre l’art plus présent dans la mode. De même sur un plan philosophique les notions liées à ces chevauchements m’intéressent beaucoup. Je réfléchis notamment aux miroirs ou à la surface, des éléments liés autant à la définition de l’art qu’à celle de la mode.

SG Je pense que c’est aussi un effet de génération. La mode a contribué à permettre aux artistes de votre génération de jouer de vos identités et d’ouvrir de nouveaux espaces créatifs.
SF Au moment de la mort d’Alaïa, j’ai publié une photographie du vernissage de l’exposition No man’s time dans lequel j’étais habillée en Alaïa de la tête aux pieds. A cette date, on n’attendait pas d’une artiste qu’elle ose affirmer son goût pour la mode. Peut-être qu’on l’aurait mieux accepté de la muse d’un artiste, mais pas d’une femme artiste. On pourrait, par là, saisir définitivement l’occasion de discuter de ce motif récurrent de la muse que l’on colle aussi sur Meret Oppenheim et tant d’autres femmes artistes. Quelle devrait être cette position féminine prétendument enviable d’accompagner de sa présence la création des autres, des hommes ? Donc, quand je m’habillais en Mugler ou en Alaïa, et que je me coiffais de manière extravagante pour aller à des vernissages au volant de mon énorme Caprice Classic, je trouvais que le système qui tentait de ne jamais révéler rien qui puisse choquer ou présenter de différences était d’une hypocrisie monstrueuse. Il y a toujours eu un fond de morale castratrice dans le milieu de l’art. Je n’étais, étrangement peut-être, pas très appréciée des féministes. Mon attitude les choquait. On m’a même accusée d’être antiféministe. Les femmes américaines étaient plus ouvertes, elles pensaient mon travail pour énoncer : « This is new feminism. » Je ne suis pas loin de penser que ces deux réactions m’ont poussées à enfoncer le clou en jouant des limites entre les champs, en donnant à voir des objets qui évoquaient directement la société de consommation. J’ai pu, ainsi, tenter de faire passer le message. Mais, dans un registre parallèle, quand j’ai fait en 1993 la couverture d’Artforum des jeunes gens sont aussi venus me remercier à New York. Ils voyaient en moi une justification libératrice, qui leur permettait de continuer à vivre leur vie dans un espace entre la mode et l’art sans devoir se justifier davantage. Heureusement, peut-être, ces deux questions se posent différemment aujourd’hui.

SG Tu sembles toujours faire la même chose avec la même énergie. Cette énergie est objectivement rattachée au moment que tu vis. Tu as eu le courage de faire diverses séries et pas seulement celles qui t’ont rendues célèbre. Ton travail est bien plus polymorphe que ce à quoi certains ont voulu le réduire.
SF Je pense avoir depuis toujours gardé, et c’est un peu embarrassant à avouer, une sorte de snobisme à vouloir faire les choses différemment. Je n’ai jamais aimé les règles établies et j’ai toujours essayé de m’autoriser à les discuter. Ainsi, par exemple, quand j’avais 20 ans, j’avais une Lada que je voulais transformer en ambulance. J’ai donc tenté de la faire échapper à son destin de break bon marché. Elle a donc subi beaucoup de transformations pour un effet illusionniste. J’ai toujours voulu transformer la réalité, transformer les objets de tous les jours. J’ai toujours eu le désir de faire tout autrement que tout le monde, comme une obsession. C’est peut-être aussi pour cela que la mode m’intéresse. Elle se nourrit de l’air du temps, mais produit aussi des codes que j’ai toujours voulu détourner. C’est cette énergie d’appropriation qui m’amuse. En rentrant à Genève après New York, où j’ai pu aller très jeune étudier dans une école de cinéma, c’était l’hystérie. Je ne pouvais plus voir le monde comme établi. Je voulais tout changer. J’ai ouvert une galerie avec des murs noirs. J’ai exposé du graffiti quand tout le monde trouvait ça indigeste et organisé des fêtes extravagantes. Mais tout cela se passe aussi à un moment où le punk est à la mode. C’était aussi un truc dans l’air du temps. Pour faire un parallèle, pour moi la bague de Meret Oppenheim, cette petite cage qui enferme un carré de sucre est géniale. Lorsque le sucre s’effrite, qu’il disparaît, tu remets un nouveau carré de sucre ou
non. J’aime que cet objet évolue et se transforme.

SG Tu penses avoir la même énergie que celle que tu avais à tes débuts ?
SF Non, c’est bien sûr différent. Automatiquement, avec la somme des expériences vécues on voit plus clairement. On se détend aussi un peu. Mais je continue à penser que prendre le contrepied de ce qui est en train de se passer donne de l’énergie. Pour mon travail, il me faut toujours avoir une certaine compréhension du moment. J’aime avoir un survol du temps que l’on traverse ensemble. Quand je dis cela, je pense à avoir une attention au monde un peu légère mais, en même temps, extrêmement curieuse et ouverte, la même que celle qui est la nôtre quand on surfe sur internet.

SG Les tensions homme – femme sur lesquelles tu jouais dans ton travail sont toujours présentes dans ton esprit ?
SF Je pense qu’elles le sont, mais le format de leur expression est devenu plus nuancé. La somme de tout ce que j’ai fait me donne une lecture différente de ce que je fais aujourd’hui. J’ai peut-être moins besoin d’être explicite sur certaines choses. Je ne pense pas que la clef de lecture évoquant l’opposition féminin – masculin peut s’appliquer à tous mes travaux. On peut dire qu’une partie de mon travail, surtout à mes débuts, tente vraiment de féminiser des oeuvres masculines. Mais, peut-être du fait que le monde de l’art a heureusement quelque peu évolué et que l’on ne peut plus simplement parler de suprématie absolument masculine, ce n’est plus le centre de ma pratique. Mais, si je revoyais une oeuvre qui me donnait à repenser ce vis-à-vis dans ce sens, je n’hésiterais pas à m’en saisir. Le temps n’existe pas sur ce sujet. Pour moi aucune des séries d’oeuvres qui composent mon corpus n’est close. Je ne crois pas vraiment aux arbres généalogiques qui résumeraient l’évolution d’une pratique artistique. J’ai l’impression que, certes, le temps existe, mais il a peu de prise sur moi. Notre vie est multilatérale.

SG Tu aurais pu rester une personne qui vivait ses rêves dans les espaces qui t’étaient offerts : la mode, le cinéma, la fête. Pourquoi as-tu eu ce désir de produire des objets ?
SF On pourrait dire que j’ai eu envie de changer de rôle et de devenir actrice plutôt que spectatrice, artiste plutôt que muse. Je voulais proposer et énoncer de façon plus claire une certaine vision du monde, de ses tensions, de ses absurdités et contradictions. Je voulais poser sur le monde qui m’était familier un filtre qui révélerait des effets de tensions. Lorsque j’allais à New York faire une exposition, j’achetais des magazines à lire dans l’avion. Je regardais ce qui faisait l’actualité de la mode, de la création, du design, de la politique. J’y puisais une idée et l’exposition se construisait autour. Je ne veux pas dire que j’ai trouvé toutes mes idées dans un magazine de mode, mais cela servait de support à ma réflexion. Ce choix délibéré de la forme du geste créatif était pour moi un vrai statement. Je voulais mettre en doute le sérieux du milieu, provoquer une réponse à l’art institutionnel, rompre avec des codes de l’époque.

SG Que penses-tu quand tu regardes tes anciennes pièces ?
SF Lorsque je me plonge dans des anciens shopping bags, par exemple, j’y vois le moment où ils ont été créés. Ce sont comme des polaroïds ou des time capsules. Pour d’autres pièces la relecture diffère de l’intention originelle. La patine du temps leur a conféré une autre symbolique. Je regrette parfois d’être la seule qui puisse se souvenir de tout le processus qui est nécessaire à cet aboutissement (l’oeuvre en ellemême). Pour moi l’expérience liée aux objets fait intimement partie de l’oeuvre.

SG Tu veux parler de ton expérience de performeuse, de ton goût à produire une oeuvre d’art totale, parfois déjantée se jouant même du statut de tes propres oeuvres ? C’est vrai que, pour moi, tu es trop souvent réduite à une image de tes objets.
SF En effet, je continue à produire des performances aujourd’hui, en en créant certaines ou en en recontextualisant des anciennes. C’est toujours une joie immense que de travailler avec d’autres artistes comme cela a été le cas lors de ma performance chez Thaddaeus Ropac à Pantin en 2015, une collaboration sonore avec Diemo Schwartz de l’IRCAM pour le son et 5 jeunes comédiennes pour l’action. Mais intimement, il m’apparaît aujourd’hui que la performance est intrinsèquement liée à mon processus de création, de près ou de loin. Que ce soit en écrasant du make-up sur des voitures pour ensuite les photographier, en roulant dans des paysages sublimes pour parfois en faire une vidéo ou en imaginant, à la frontière de la Corée du Nord et du Sud, montrer un escarpin Gucci géant (ce qui s’est finalement réalisé par la suite à Gimpo Parc). Dans ce cas, par exemple, au final, les gens ne verront que la sculpture ou une image de cette sculpture. L’expérience précédant toute réalisation de mes pièces fait vraiment pour moi intimement partie de mes oeuvres. L’oeuvre est une performance en soi. C’est, peut-être, aussi pour cela qu’une de mes premières oeuvres s’intitule : « C’est la vie ! ». Le titre même souligne l’importance du processus performatif de toute création. La vie est une performance. Nous sommes uniquement libres de décider un peu de la customisation de nos vies.

SG En même temps, par une série de hasards provoqués ou non, tu as eu l’opportunité d’être à des moments donnés dans des circonstances qui font maintenant partie de l’histoire culturelle récente. Mais, par ailleurs, pour d’autres, tu as aussi provoqué beaucoup de moments particuliers, notamment en enseignant.
SF L’enseignement est peut-être la chose que j’aimais le plus. Seul le système disciplinaire m’est impossible! C’est la partie la plus frustrante de l’enseignement. J’ai enseigné pendant 15 ans. J’adorais faire des projets avec les étudiants et partager des moments et des visions. J’aimais particulièrement faire des expériences étranges avec eux. Je les ai par exemple amenés faire de la méditation dans une abbaye. C’était très drôle. On se levait à six heures du matin, on suivait les règles monastiques strictes. On était hors de notre cadre familier et cela permettait d’avoir des échanges très enrichissants. C’était comme un jeu. Dans un autre registre, on prenait des cartes. On tirait au hasard et on essayait de faire quelque chose autour de la thématique qu’on croyait lire dans les cartes. J’ai toujours cru être un bon professeur. J’ai d’ailleurs encore un projet, que je n’ai malheureusement pas pu encore réaliser avec des étudiants. Je rêvais de mettre en place un plateau de télévision pour leur montrer, entre autres, qu’ils peuvent s’adresser à une audience bien plus grande que celle à laquelle ils songent. C’est une chose que j’aurais voulu transmettre à des jeunes artistes.

SG Durant ces mêmes années d’enseignement, dans un autre contexte, tu as focalisé autour de toi des critiques très dures, de personnes qui ne supportent pas que l’on puisse prétendre que l’art est un jeu.
SF Au début ça m’a affecté. Beaucoup de mes amis curateurs me rappellent qu’à un certain moment, on ne pouvait pas prononcer le nom de Sylvie Fleury sans essuyer des remarques. Mais ces critiques m’ont aussi peut-être confortée dans l’idée que je faisais quelque chose d’utile. J’avais eu cette conversation avec Pipilotti Rist, lors de son exposition au Centre d’Art à Genève. Je lui avais dit : « C’est fantastique, toutes les critiques sont positives à ton égard. Regarde, c’est vraiment super ! » Et c’était vrai. Alors qu’au même moment à Zurich, pour une de mes expositions, on avait ressorti plein d’histoires liées à mon mariage, à mon ex-boyfriend, à mon boyfriend, à mon obsession pour la mode… J’étais clairement, à cette date, un personnage qui énervait, qui divisait. Elle m’a répondu : « Tu te rends pas compte comme c’est ennuyeux. Je rêve d’une critique dure à mon encontre. » De l’entendre de sa bouche m’a permis de voir les choses différemment. Je n’ai pas vraiment compris, à mes débuts, pourquoi des choses que je montrais, qui me semblaient assez anodines, produisaient une telle levée de boucliers. Et ça me semble toujours étrange. Je pense que j’étais sensible à des choses qui m’agaçaient, des choses qui me gênaient, que je voulais relever. Je me suis confortée dans l’idée que si mon travail irritait autant, c’est qu’il était aussi sûrement pertinent. Et finalement, j’aime bien avoir la possibilité de conserver une certaine aptitude à la provocation.

SG Je pense que nous sommes partis d’une situation dans laquelle les espaces de liberté à explorer étaient plutôt liés au monde de l’art pour aboutir à l’actuelle dans laquelle s’il en reste, ceux-ci sont plutôt liés au monde de la mode.
SF On peut en tout cas dire, qu’avec le temps, les magazines de mode ont élargi leur manière de présenter les objets et de penser leurs campagnes. Aujourd’hui les magazines sont devenus beaucoup plus créatifs qu’ils ne l’étaient avant. Et l’art a ouvert son champ de vision. Cela s’est fait au prix de devoir heurter pas mal d’idées préconçues, des deux côtés. Il n’en reste pas moins, qu’il n’est toujours pas si simple d’être une artiste. C’est sûr que des personnalités précédentes, comme Meret Oppenheim, ont dû ouvrir de nombreuses autres portes. Heureusement, les choses ne sont jamais immobiles. Mais il faut continuer à faire tomber plus de barrières. C’est du boulot et quelqu’un doit le faire !

Samuel Gross est né en 1976. Il vit à Genève et à Rome. Il est le curateur en chef de l’Institut suisse de Rome. Il organise des expositions dans les deux principaux espaces de l’institut (Rome et Milan), enseigne à l’ECAL à Lausanne et mène également des projets indépendants. Il a été l’éditeur de la monographie Sylvie Fleury, parue en 2016 chez JRP|Ringier.